J'approche des Lofoten et, dans cette première partie de ces îles, le tourisme est assez présent, voire un peu lourd.
Impossible de décoller d'un parking sur lequel je m'étais arrêté quelques instants pour le pipi ! Un attroupement de gens qui n'en revenaient pas mitraillaient l'attelage et ne cessaient de poser des questions.
Je ne pouvais plus partir et la comédie a duré plus d'une demi heure...Mais comme la route est très sauvage, il n'existe que très peu d'endroits pour s'arrêter ne serai-ce que quelques minutes, et les "parking" existants sont alors bondés...
Ouf, la route continua tranquillement. Le temps s'alourdissait et le vent se levait.
C'était supportable et j'étais serein lorsque, fichtre, diandre, la wouach de bo... le pont des Lofoten m'apparu d'un coup !
Mon sang ne fit qu'un tour et je ralentis l'allure car mon cerveau débitait des tonnes d'impressions. Bien sûr, Gogo qui était passé là l'an dernier m'avait dit que c'était pénard, mais il ne dût pas avoir de vent, nous n'en avions pas parlé !
J'approchais pas vraiment tranquille...
Le pont est très haut ( plus de 60 m je crois), long de presque 1 km mais surtout, un panneau indicateur placé juste à son entrée indique la vitesse du vent : aujourd'hui 19 m/s en latéral droit... soient quasi 70 km/h de plein vent à droite côté side...
Je m'arrêtais, réfléchissais : je n'avais pas le choix. Il fallait que je passe là, il n'existe pas d'autre route.
En solo sans tracter Laponette, bon, je suis assez fou pour me coucher sur le panier et puis j'avais vécu le cuisant passage des ponts d'Odense et de Malmö : tellement épique que Pierre 65 en a réalisé un tableau...
Il y eut aussi l'Ile de Skye avec un vent de travers à peu près identique qui m'obligea à parcourir 120 km quasi sur deux roues...
Mais avec Laponette...jamais vécu, aucun souvenir donc aucune réaction prévisible...
Et tant mieux car si j'avais su, j'aurais attendu le lendemain que le vent se calme.
Hardi, hisse, je fonce penché et collé sur le panier. Dernière photo...Diis gratia ventus
A peine engagé sur le pont et le plus fabuleux des tangos de ma vie commença sans crier gare, plein rythme, sans même une seconde pour ressentir quoique ce soit !
Je ne sais pas comment j'ai fait.
La Laponette était bringuebalée de droite à gauche entraînant le side de tous côtés. Contrebraquages, accélérations fulgurantes du 1000, freinages ! Le tout mêlé façon salade niçoise fit que, au bout de quelques 30 secondes qui me parurent une éternité, j'arrivai au bout !
Oh là là !
Plus jamais. Non mais j'avais eu le nez creux en vérifiant la pression des pneus de Laponette juste avant, au dernier poste d'essence, et je n'ose imaginer ce qui se serait passé avec un différentiel de pression ne serait-ce que de 200 grammes...
Evidemment je m'arrêtai juste après le pont - curieux, il y a avait un petit parking - et là, contact coupé, café avec une rasade de whisky. Il aurait pu y avoir les flics, si un seul m'avait fait une remarque, je te le collais sur le side et exigeais de lui qu'il retraverse dans l'autre sens !
Tout penaud je repris la route vraiment cool, très pépère avec un restant de nœuds au ventre.
Bon, j'atteignais enfin une sorte de camping flanqué entre des aiguilles montagneuses qui caractérisent si bien les Lofoten.
Et toujours ce vent...
Je me dis que je ne suis plus sur le pont, me prépare un camp d'enfer en arrimant tout...
C'est curieux, je n'étais pas tranquille.
Le temps devenait plus sombre et le vent commençait à hurler entre les montagnes.
Je me fis tout petit en me demandant si je n'allais pas lever le camp et me barrer ailleurs. Peine perdue : c'était partout pareil sur les Lofoten puisque le vent ne m'avait pas quitté du pont à ce camp distants de 120 kms.
Je n'étais pas fier du tout.
Je me couchais et c'est dans ces moments que l'on perd pied.
Je ressentais une brûlure intense, celle de mon tatouage qui me chatouillait plus qu'à l'accoutumée, et pour cause...
je me souvins d'un des quatre symboles saami habilement gravé, celui du vent, qui consiste à apprendre à tenir dans les tempêtes si fréquentes en ces lieux (une des quatre initiations que ce peuple donne aux jeunes).
Irrationnel ou pas - ce n'était pas le moment de philosopher et je n'étais pas assis en fauteuil devant la télé à discuter avec des potes : c'était la réalité la plus simple, la plus claire et la plus plate.
Je passais ma nuit à retenir les piquets de l'auvent au milieu de rafales de vent que j'estime à plus de 130 km/h. Mais ce qui me fit le plus peur n'était pas cette situation pourtant nouvelle...
Ce fut la première fois de ma vie que je fis connaissance avec l'élément vent en tant qu'être vivant et dieu saame.
Seul.
Ou pire, cela peut arriver avec quelqu'un à protéger.
Ce vent vivant, j'ai connu son hurlement, sa force croissante, comme des ectoplasmes qui viennent en surgissant des sombres montagnes, d'une manière répétitive, sans cesser, harcelant ce fétu de paille que j'étais entre ses mains.
Je m'étais mis à genoux entre les deux piquets et les tenait fermement. Ils décollaient cycliquement toutes les trente secondes avec une force qui me levait presque, ce de 22h à 6 heures du matin non stop.
A 3 heure du matin, je hurlais en pleurant.
Je lui gueulais dessus, je l'implorais, je lui parlais, je l'insultais mais lui, égal à lui-même, maintint son souffle d'une manière implacable, en ignorant toute mes attitudes.
Ta réflexion reste stérile...
Surmonter les difficultés, est-ce affaire de courage te demandes-tu ?
Et là tu découvres que non, seulement là.
Le courage est un bel idéal moral, une vertu philosophique, mais dans une réalité qui t'écrase, il ne signifie rien.
Affronter une épreuve qui te dépasse n’est pas une performance.
J'appris le lendemain vers 6 h qu'elle devint une intégration d’un art de vivre. Un art de vivre qui passe par l’acceptation des aspérités de l’existence et des transformations qu’elles impliquent.
Cette épreuve me rendrait-elle plus résistant ? Certainement, car elle m'a contraint à mobiliser mes forces vitales.
Ainsi les vraies épreuves permettent d’acquérir un nouveau savoir- faire avec le manque, l’angoisse.
On se sort jamais seul d'une épreuve majeure : il nait un élargissement de soi, qui n'est plus le même que celui avec lequel on a l'habitude de vivre.
Même si on risque d'y laisser sa peau : cela vaut la peine...