L’affaire du coronavirus illustre remarquablement la thèse du caractère imprédictible et non-planifiable de l’avenir, le fait que même ses éléments les plus prévisibles, rebattus jusqu’à l’usure, se révèlent absolument autres.
L’humanité a, de nouveau, modifié ses pratiques corporelles, son code vestimentaire, son emploi du temps journalier et hebdomadaire, ses intérêts stratégiques, ses routines, ses priorités et la tonalité de ses échanges. En un clin d’œil ou presque, elle a décrété que ce monde nouveau était la norme.
La norme, c’est le rejet volontaire non seulement de la vie sociale, mais aussi de tout ce qui vit hors de nos maisons fermées à double tour.
La norme, c’est un monde dont le sport, les groupes d’amis, les distractions, le tintamarre, le hurlement des perceuses chez les voisins, sont absents.
La norme, c’est la possibilité de ne pas mettre son réveil et, si on le met, de ne pas se lever et, si on se lève, de ne pas mettre son slip, juste sa veste.
La norme, ce sont une agoraphobie, une haptophobie, une gérontophobie non pas innées, mais acquises. La liste n’est pas exhaustive.
La norme, c’est le paradis sémiotique, la victoire écrasante du numérique sur l’analogique, l’aveu que des poignées de pixels sur un écran sont aussi bien qu’un interlocuteur vivant et chaleureux, des amis, l’humanité.
La norme, c’est la mise à jour hâtive de la liste des peurs et des préjugés : le niqab et les visages dissimulés par un masque ou une cagoule ont brusquement cessé d’être les symboles d’une menace confuse pour devenir des marqueurs de sécurité ; à l’inverse, un visage découvert, une main, un toussotement gêné, sont des signaux d’alarme.
La norme, c’est être prêt à se soumettre, à rendre des comptes, à se parer de labels et d’estampilles, à demander des permissions là où l’on pourrait parfaitement s’en passer.
La norme, c’est le décompte matinal des morts, que l’on compare aux chiffres d’autres pays, villes et régions.
La norme, c’est l’interaction de moins en moins évidente entre l’économie et la consommation, l’État et la société, les décisions politiques et la pratique de la survie.
La norme, c’est la substitution du rituel à l’action – substitution de plus en plus érigée en « culte du cargo » : il suffit de décréter que l’épidémie est éradiquée pour qu’elle le soit. De même, le soleil ne se lèvera pas, si l’on promulgue un décret en ce sens.
La norme, c’est notre foi explosée, volatilisée, dans le pouvoir, les experts et notre ressenti personnel.
La norme, c’est un rapide abandon de la norme, au profit d’une autre plus farfelue encore et sans réel lien logique avec la précédente.
La norme, en outre, s’impose vite, mais il est difficile – sinon impossible – de s’en débarrasser. Surtout si elle est perçue comme une réalité complexe, abracadabrante et intangible à la fois, dont chaque composante est aussi nécessaire qu’inéluctable.
L’humanité a entrepris, avec enthousiasme, de se diviser.
L’absence de liberté ne saurait être naturelle. Et comme dans toutes les guerres, nous nous faisons baiser par l'aspect furtif de ce qui se déroule.
A vous, à nous d'accepter que cela continue ou non.