Les producteurs de pommes de terre primeurs lancent un cri d'alarme : leur production, que l'on trouve sur les marchés d'avril à fin juillet, serait menacée de disparition au profit de la pomme de terre de conservation, commercialisée par la grande distribution.
Selon le Comité national interprofessionnel de la pomme de terre, les primeurs représentent 150 000 tonnes, sur une production française annuelle de 4, 5 millions de tonnes. Dans le même temps, la grande distribution écoule environ 800 000 tonnes, soit 80 % de la production des pommes de terre de conservation, une part importante étant utilisée par les industries de transformation, pour les frites surgelées et autres purées en flocons.
Les primeurs, à faible rendement, sont un produit frais, récolté à la main. Il faut les vendre rapidement pour éviter les traitements chimiques qui assurent aux variétés à haut rendement - jusqu'à 55 tonnes à l'hectare - une période de commercialisation continue d'une année sur l'autre, forcément à moindre prix. "Les pommes de terre de conservation sont des produits stabilisés aux valeurs gustatives et nutritives souvent dégradées", assure Oscar Espejo, dont les éventaires sur les marchés de la porte de Saint-Cloud, à Paris, sont très courus par les amateurs de pommes de terre aux saveurs fines et nuancées. Ce négociant sélectionne ses pommes de terre auprès des producteurs d'Eure-et-Loir, de Seine-et-Marne et de Bretagne. S'il faut les stocker quelques jours, elles seront conservées dans la tourbe, non lavées, à une température constante de 6 °C à 8 °C, afin d'éviter qu'elles ne verdissent et ne soient traitées avec un anti-germe. Les prix au kilo varient selon la variété : belle de Fontenay à chair ferme (2,60 euros), bintje pour les soupes et les purées (1,10 euro), grenaille de charlotte, cuite à la vapeur ou rissolée (2,40 euros). En grande surface, les prix sont largement inférieurs, autour de 1 euro le kilo. Pourquoi ? Parce que les variétés ne sont pas les mêmes ; il s'agit souvent d'hybrides à très haut rendement (nicola, starlette) récoltées à la machine, imitant des variétés anciennes comme l'excellente belle de Fontenay, abandonnée en raison d'un médiocre rendement. C'est un processus analogue à celui de la tomate : abondante, ronde, calibrée, rouge, imputrescible et... immangeable !
Le constat dressé aux Etats-Unis par Peter Farb et George Armelagos (Anthropologie des coutumes alimentaires, Denoël) risque de nous rattraper dans le tumulte des grandes surfaces. Selon ces auteurs, la moitié de la production américaine, conservée en chambre froide, est traitée au chloroprophame (pesticide) pour ne pas germer, colorée et cirée ; l'autre moitié, destinée aux repas congelés, aux chips et aux frites, débarrassée de ses éléments nutritifs, est "une sorte de buvard épais, dont le rôle est de pomper les graisses et le sel ; un coûteux détritus ayant des risques d'être dangereux pour la santé". En France, la bintje qui finira en flocons de purée contient des émulsifiants dont les effets sur la digestion et le métabolisme peuvent ne pas être anodins. Jean-Claude Ribaut
.
